A l’occasion de l’édition américaine de l’Anti-Œdipe en 1975, Foucault écrit une préface pour le livre qu’il intitulera "Introduction à la vie non fasciste". Dans celle-ci, il désigne le fascisme comme "l’ennemi majeur, l’adversaire stratégique" de Deleuze et Guattari. Le fascisme historique bien-sûr, mais aussi (et en fait surtout) le "fascisme qui est en nous tous, qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, le fascisme qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite". Pour Foucault, l’Anti-Œdipe permettait de s’attaquer à quelques-unes des questions cruciales du temps : "Comment faire pour ne pas devenir fasciste même quand (surtout quand) on croit être un militant révolutionnaire ? Comment débarrasser notre discours et nos actes, nos cœurs et nos plaisirs, du fascisme ? Comment débusquer le fascisme qui s’est incrusté dans notre comportement ?"
"Il est vain de vouloir combattre le fascisme si l’on ne développe pas un rapport sensible à ce qu’est, ou peut être, l’expérience d’une vie non fasciste" lui répondit Klaus Theweleit dans l’introduction de son Fantasmâlgorie. Dans ce livre déjà, il s’agissait de comprendre le fascisme comme produit d’une économie libinale singulière, inscrite dans la banalité des gestes et les quotidiens mornes. Il fallait "affirmer qu’un certain type de terreur concentrationnaire a en principe quelque chose à voir, dans certaines situations, avec le comportement de mon père à la table du déjeuner". Et de préciser, "c’était quelqu’un de bien et un assez bon facho. Les corrections qu’il flanquait brutalement dans le cadre des usages et sous le coup des bonnes intentions me sont un jour apparues comme les premières leçons sur le fascisme."
Puisant dans ses expériences autant que dans un foisonnement d’inspirations théoriques (Foucault, Deleuze et Guattari, on s’en doute, mais aussi Canetti, McLuhan ou Adorno, et Whilehlm Reich surtout, de qui il dit tenir "la langue la plus réprouvée de toutes, langue paranoïaque du plaisir persécuté, paranoïaque par nécessité") Theweleit parle de son rapport à la langue, du mouvement étudiant et de sa répression par les sociaux-démocrates, de rock et de jazz, de féminisme et d’exil. Il parle de tous les stratagèmes nécessaires pour échapper à la société ouest-allemande d’après-guerre, à sa "conspiration du silence" et son déni freudien du nazisme, bref de tout ce qui a pu l’aider "à la dégermanisation de sa propre chair". (Et il le dit d’autant mieux, il faut le souligner, que l’excellent travail éditorial réalisé par Déborah V. Brosteaux et l’entretien fleuve qu’elle a réalisé avec l’auteur et Christophe Lucchese nous permettent de l’entendre.)
Il n’y a "pas de vie vraie dans la fausse" écrivait Adorno. Dans l’hommage que Theweleit lui a consacré, il développe : "la vie « vraie » est bien sûr possible, mais elle ne peut pas surgir toute armée d’un canon de règles" ; tout au plus avons-nous des enseignements à échanger, à faire circuler. A la fin de sa préface, Foucault dégageait une série de principes essentiels, parmi lesquels "Libérer l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire", "Faire croître l’action, la pensée et les désirs par prolifération", "Ne pas imaginer qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable.", avant de conclure : "Ne tombez pas amoureux du pouvoir." Ce sont peut-être là des pistes pour celles et ceux qui aspirent à vivre des vies non fascistes.
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