Sous le commissariat de Bernard Ceysson et d’Arlette Klein, l’exposition commémore les 25 ans de la disparition du peintre Jean Messagier dont l’œuvre figure parmi les plus importantes de l’histoire de l’art moderne et de la peinture abstraite de la seconde moitié du XXe siècle. Avec plus de cent-dix œuvres, l’exposition retrace le parcours de l’artiste à l’univers pictural unique, profondément personnel et intime, en commençant par ses dernières peintures pour remonter aux travaux de ses débuts où s’installent les caractéristiques de son abstraction absolue portées à la fin des années 60. Ce cheminement permet également de découvrir la vie et l’histoire de Jean Messagier, l’un des artistes les plus singuliers et influents de sa génération. L’exposition avec plus de cent-dix œuvres retrace son parcours en remontant le temps : à partir de ses dernières œuvres semblant accorder la précellence à la forme parce que s’y cristallise en des achèvements somptueux l’opera de sa vie de peintre, son histoire, ses histoires, vers les travaux de ses débuts où se mettent en place les caractéristiques que l’on a retenues de son art portées à la fin des années 60 à cette abstraction absolue qu’il recherchait. Nous n’avons que fait allusion, délibérément, aux œuvres surprenantes des années 70 et 80 qui ont fait l’objet de présentations récentes. Une importante sélection d’œuvres ultimes, des années 90, dont l’exposition propose des exemples majeurs ouvre l’exposition. Dans ces achèvements, tout s’ordonne, sublimé, dans l’enclos du tableau. Les expériences les plus novatrices, les ruptures formelles, les allers et venues d’un médium à l’autre, de la peinture à la gravure, du dessin à la sculpture, du happening et du spectacle à la poésie, les oscillations entre l’éphémère et ce qui « gèle » le temps dans l’intemporalité de l’œuvre, tout se « stoppe » dans chaque tableau de cet ultime moment. Messagier a radicalisé dans une formulation artistique intensément efficace, son dessein expressif, son absorbement émotionnel. Dans ses œuvres ultimes, c’est comme s’il avait dévidé tous ses fils pour les retisser en larges bandes ou plutôt en lanières souples. Il en recouvre avec de larges brosses plates la surface du tableau, de la toile. Il les oriente en diagonales, contrairement aux étagements de formes des tableaux des années 50 et de leur dispersion plus libre, dans ceux des années 60, dans le plan de la toile, les élançant, les projetant, au-delà de ses bords. Bien avant d’y avoir systématiquement recours, il avait écrit : « Je suis obsédé par la diagonale, je sais maintenant pourquoi, c’est mon obsession de l’infini. » (Météores quotidiens, p. 37.)
Dans ses œuvres des années 50 et 60, Messagier a su ranimer la convention classique de la peinture d’histoire laquelle « suppose que tout grand événement historique ou mythique peut être représenté par l’art et, réciproquement, que tout grand tableau doit figurer un grand événement » (Jean Starobinski). Chaque œuvre de Messagier nous représente un grand événement de la Natura naturans. Il le vit avec elle. Et, lui, Messagier le peint comme un instant exceptionnel de sa vie. Ce que ces « peintures » nous montrent, avec une détermination efficace, transposé en « peinture », c’est d’abord un vécu physique et émotionnel de la Natura naturans. C’est aussi, le combat, la bataille, d’un homme-artiste de notre temps, avec l’eau, l’air, les manifestations des énergies qu’à partir d’un noyau générateur la Nature libère et qui, en peinture, dans la peinture de Jean Messagier, se nouent, se dénouent, en tourbillons, pelotons, écheveaux, torsades de fils plus ou moins épais de peinture, s’agrégeant en lanières, en rubans. C’est entre les bords du tableau, dans son espace limité, que ces batailles, ces corps-à-corps, de l’artiste avec la nature sont « re-présentés ». L’année 1947 a été, pour Jean Messagier, une année charnière, cruciale. Il n’est pas surprenant que ses premières peintures significatives aient retenu un brin du dessin de Picasso et qu’il ait médité les leçons du cubisme. Mais, il ne s’est en rien conformé au post-cubisme de la non-figuration dominante des années 40. Il est remarquable qu’il ait su très vite se libérer des contraintes de l’art figuratif traditionnel et de celles plus décoratives des abstractions géométriques, idéalistes, de l’après-guerre.
Alors qu’on peut voir dans Les Cueilleurs de figues une réduction au plan de formes juxtaposées où s’esquisse une tête picassienne, c’est avec Jeunes Filles dans la vallée que s’ébauche une évolution déterminante. Et avec toute cette « série » de peintures dont la vallée est donnée comme principale référence. Il opère alors une dissolution de l’espace cubiste par le « rejet d’un espace nettement défini en profondeur ». Cette propension à ramener la surface des formes dans le plan, déjà signalée plus haut, s’accompagne très vite d’une relégation des formes vers les bords de la toile. Ce processus est sensible, dès 1952, dès Les Matins et dès Entre les arbres où le rythme se séquence par les intervalles. L’espace s’amplifie horizontalement et sa structuration se délite et s’efface. Une énergie anime les parcours différenciés de la brosse marquant, avec une fougue et une vitesse visibles, la gestuelle cadencée de ses passages. On assiste, dès 1958, à une mise en ostension sur, semble-t-il, deux couches de fond, légères, transparentes, flottantes, d’un écheveau de bandes enchevêtrées faites de multiples lignes parfois très fines, entremêlant parfois leurs épaisseurs sans aller jusqu’à la flagrance du maculage tachiste. On ne sait trop s’il s’agit là, centrale dans le plan de la toile, d’une figure encore informe ou d’une forme en devenir de figure ou d’une forme s’estompant, par une sorte d’essuyage « précipité ». Notre regard ne saisit pas précisément les contours d’une masse centrale aux épaisseurs pressenties variables se présentant planante, en lévitation, donc mouvante. Comme Valéry, Messagier sait que, peintes, ces taches ne peuvent être modifiées : « Dire que ce sont des choses informes, c’est dire, non qu’elles n’ont point de formes, mais que leurs formes ne trouvent en nous rien qui permette de les remplacer par un acte de tracement ou de reconnaissance nets ». Mais ces taches ont, dans sa peinture d’autres propriétés que de « seulement occuper une région de l’espace ».
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