Du au

De 14h00 à 18h00

Galerie Nathan Chiche

57070 Vantoux

Certaines rencontres, bien que non prédestinées, parviennent à transcender le temps et l’espace, inscrivant ainsi un dialogue silencieux, mais vibrant entre deux esprits. L’exposition de Mircea Cantor incarne cette osmose. Jean Prouvé, génie avant-gardiste de l’architecture moderne et Mircea Cantor, artiste contemporain auréolé du prix Marcel Duchamp, se rejoignent ici dans une conversation intangible et puissante sur l’incertitude et la fragilité de notre monde.

Dans la salle de classe de cette institution dédiée à l’innovation et à la pensée critique, les cartes du monde brûlé de Cantor frappent par leur résonance viscérale. Ces cartes, à la fois reconnaissables et profondément altérées, évoquent celles suspendues dans les salles de classe du monde entier, y compris celle de l’École Jean Prouvé. Pourtant, ces versions sont marquées par les stigmates de la destruction et de l’éphémère, soulignant l’instabilité intrinsèque des frontières géopolitiques.

Les cartes brûlées de Cantor The World Belongs to Those Who Set It on Fire suscitent une nostalgie pour une époque révolue, lorsque les cartes géographiques étaient perçues non seulement comme des outils d’apprentissage, mais aussi comme des vecteurs d’exploration et d’évasion. Elles invitent le visiteur à contempler non seulement les lignes arbitraires des frontières, mais aussi les histoires, les cultures, et les humanités qui transcendent ces délimitations. Les brûlures, quant à elles, symbolisent les pensées et la créativité humaines qui ont façonné notre monde, tel que la force de l’imagination et du génie humain façonnant les contours de notre monde. Toutefois, elles évoquent également les conflits, les bouleversements et les métamorphoses qui ont remodelé ces frontières, rappelant ainsi la nature volatile et imprévisible de l’histoire.

L’incandescence est une image importante de l’arsenal artistique de Cantor - ou plutôt une non-image, refusant de se former en consumant ce qui brule et se dissout dans d’innombrables flammes à la recherche d’oxygène, comme l’observe subtilement Philippe-Alain Michaud. Ces brûlures ne sont pas de simples signes de destruction ; elles témoignent de la tension entre l’effort humain de figer des repères et les forces inéluctables de la transformation. Comme l’a si justement formulé Jorge Luis Borges : « La carte n’est pas le territoire ». Les brûlures de Cantor nous rappellent que les cartes ne sont pas des représentations figées, mais bien des reflets vivants des évolutions de l’humanité. Chaque marque devient une invitation à explorer les méandres historiques et géopolitiques qui ont façonné notre monde, à reconnaître les cicatrices du passé, et à imaginer de nouveaux horizons pour l’avenir.

Sous le plafond de cette salle de classe, les tapis volants de la série Airplanes and Angels de Mircea Cantor lévitent, transfigurant l’espace en un théâtre de songes et d’évasion. L’un de ces tapis, issu de la collection du patrimoine de l’UNESCO en tant qu’œuvre permanente, témoigne de l’attachement profond de Cantor à l’artisanat traditionnel et à la main humaine. Ce choix souligne la transmission du savoir-faire ancestral, un héritage inaltérable, tissé dans chaque fibre. Cantor compare les tapis de Maramureş à « la gelée du garde-manger de grand-mère », une métaphore évocatrice de l’énergie et de la force visuelle où se mêlent des motifs d’avions et d’anges.

Ces tapis suspendus symbolisent également le voyage et la découverte, deux éléments constitutifs de l’éducation et de la formation. La série Airplanes and Angels explore la dichotomie entre deux mondes : le visible et l’invisible. « Ces entités ailées – perçues d’en bas, d’un point de vue terrestre, ou imaginées de côté, dans une perspective souvent employée dans la peinture religieuse pour accentuer le rôle des anges comme médiateurs entre les royaumes célestes. » En suspension, ces tapis flottent entre deux réalités, suggérant l’immatérialité du rêve et de l’évasion, établissant un pont entre passé et présent, entre le tangible et le spirituel.

Mircea Cantor, dans son travail, s’attache à décrypter le concept universel et intemporel du vol, omniprésent dans son œuvre et traversant aussi bien l’histoire de l’aviation que celle des mythes et des arts. Cantor exprime cette fascination en ces termes : « Géographie subjective non linéaire du vol. Le vol ! – que j’ai découvert dans mon enfance dans le conte sur l’oiseau Maïastra, cet oiseau magique qui a inspiré Brâncuși pour ses audacieuses sculptures. Ensuite, le vol m’a hanté à travers les figures d’Aurel Vlaicu et Trajan Vuia – pionniers de l’aviation, contemporains des frères Wright et de Blériot. Et bien sûr Henri Coandă – avec son moteur à réaction – sans lequel nos avions ne voleraient pas aujourd’hui ! Ensuite, ce vol figé de toutes ces créatures aux couleurs d’un autre monde, qui peuplent les fresques des monastères du nord de la Roumanie, en Bucovine : ces anges, ces séraphins à six ailes, ces chérubins couverts d’yeux hiératiques. En somme, pour arriver à définir une certaine idée du désir de voler, du vol de l’âme, de la liberté. »

Dans la continuité du voyage, sous le préau, l’œuvre Fishing Fly de Mircea Cantor s’élève, à la fois littéralement et métaphoriquement. Cet avion insolite, assemblé à partir de bidons de pétrole aplatis et métamorphosés en une gigantesque mouche de pêche, est suspendu avec un hameçon doré imposant, à la fois précieux et menaçant. Il incarne la dualité de l’humanité : notre aptitude à créer et à détruire, à nourrir et à tromper, mais aussi la possibilité de métamorphose et de réinvention. Cet avion en contrepoint avec l’idéal de transparence et de fonctionnalité cher à Jean Prouvé, qui concevait ses bâtiments avec la précision d’un ingénieur aéronautique, aurait certainement apprécié cette juxtaposition des formes et des fonctions, cette transfiguration de l’ordinaire en extraordinaire. En plaçant cette œuvre sous le préau, espace de transition et de mouvement, Cantor invite les « élèves » à méditer sur les transformations et les adaptations requises dans un monde en perpétuelle mutation. Ce questionnement trouve un écho vibrant dans la projection de FIRE DOINA de Mircea Cantor dans une scène au cœur d’une forêt impénétrable, un soldat isolé interprète une Doina, chant ancestral et plaintif de la tradition roumaine, à l’aide d’un Kaval, flûte pastorale emblématique. Mais, en un geste à la fois tragique et saisissant, l’instrument même qu’il joue est en proie aux flammes. Le feu, double agent de destruction et de purification, se mêle à la mélodie éthérée, engendrant une tension dramatique entre la délicatesse de l’instant et la violence inexorable de la destruction.

Cette exposition, conçue pour résonner avec l’esprit visionnaire d’après-guerre de Jean Prouvé, constitue une véritable invitation à la réflexion et à la contemplation. Les œuvres de Cantor, dans ce contexte unique, prennent une dimension nouvelle, dialoguant avec les structures et les formes de l’école, créant une expérience immersive et enchanteresse.

Nathan Chicheportiche

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