Bérénice de Racine dans une version bilingue franco-arabe.
Vespasien, empereur de Rome, vient de mourir. Tous les yeux se tournent à présent vers Titus, son fils, appelé à gouverner, et vers Bérénice, reine de Palestine, amante de Titus. Un murmure inquiet et hostile gronde dans Rome : le nouvel empereur osera-t-il hisser sur le trône sa maîtresse étrangère ?
Une version inédite, mêlant alexandrins raciniens et arabe littéraire surtitrée.
A l’origine du projet, une certitude : Bérénice n’est pas qu'une histoire d’amour, c’est une histoire politique. C’est l’histoire du racisme ordinaire qui vient ronger le fruit de l’amour, qui se niche au cœur de la politique, qui se fraye un chemin jusqu’à notre pensée, notre logique, notre intimité. C’est l’histoire d’un bonheur assassiné par une politique déshumanisée, d'un amour brisé par une « raison d’état » déraisonnable.
Le désir de traiter ce texte sous cet angle s’est fait de plus en plus urgent ces dernières années. Ce projet se présente à nos yeux comme le terrain d’une lutte contre la peur de l’autre et les discriminations raciales et misogynes, comme un champ de rencontre entre les cultures, les langues, les êtres.
Nous souhaitons avant toute chose une distribution qui donne à voir et à entendre l’altérité. Qui témoigne d’un amour dépassant les considérations de la langue et de la nationalité, mais vaincu néanmoins par des différences érigées comme des frontières. Car l’humain n’est pas rebuté par la différence ; ce sont les constructions sociales et politiques qui le font regarder l’autre comme une menace.
Bérénice, Antiochus, Phénice et Arsace sont incarné.e.s par des interprètes dont la langue maternelle n'est pas le français. Cette langue isole ces personnages, les protège et les lie. C’est entre eux la langue de la confidence, du secret, de la sincérité. C’est leur territoire, celui où Titus, où Rome ne peuvent pas les suivre. Dans cet univers aux couleurs de la domination romaine, c’est leur résistance. Cette langue qui tient Titus à distance, Bérénice essaie de l’oublier, mais elle la submergera pourtant – comme l’air après l’apnée – quand la rupture avec Titus surviendra. Ce sera aussi la langue choisie par Phénice, méfiante, lorsqu’elle ne voudra pas être comprise, ou par Antiochus seul face à son âme tourmentée.
Le travail de traduction est au coeur de la dramaturgie, les passages d’une langue à une autre se veulent lourds de sens. Parle-t-on la langue maternelle, la langue dans laquelle le coeur nous monte aux lèvres, ou celle dans laquelle l’autre a le plus de chance de nous comprendre ? Parle-t-on la langue du sentiment, ou celle de la négociation ? Ces passages d’une langue à l’autre, calculés ou spontanés, sont aussi impactants que des gestes, qu’un baiser ou qu’un coup de dague. Dans une pièce aussi politique et bouillonnante, les occasions ne manquent pas ; près de la moitié du texte sera en arabe littéraire.
Pourquoi l’arabe : parce qu’il est impossible à une oreille francophone non initiée de « deviner » l’arabe. Il nous importait de trouver une langue ayant peu de racines communes avec le français, afin de rendre le travail de traduction indispensable à la compréhension. Car c’est le nerf de la guerre : comprendre l’autre. Et c’est ce qui paraît infaisable à l’entourage de Titus, c’est ce qui rend cette reine si « étrangère ». Rien en elle n’est familier.
Et paradoxalement, cette langue si éloignée du français de Racine nous apparaît pourtant comme son équivalent poétique : l’arabe littéraire ne serait-il pas aux dialectes ce que les alexandrins sont au français d’aujourd’hui ? Ainsi, pas de hiérarchie dans la poésie, mais un simple jeu sur les sons, deux notes, deux couleurs se mêlant et se répondant.
Par moment le travail de traduction sera interrompu, ou dérobé aux regards. Le public se retrouvera confronté à la même problématique que Titus. « Qu’est-ce qu’elle dit ? qu’est-ce qu’il veut ? on ne comprend pas…» Pour aller vers l’autre, il deviendra nécessaire de se reposer sur d’autres outils que la langue… mais les mots sont-ils toujours indispensables ? Au-delà de sa parole, l’humain ne sait-il pas reconnaître l’humain en face de lui, ses passions, ses élans ?
Dans une démarche dramaturgique toujours en quête de résonnance poétique et humaniste, nous espérons faire de ce projet une invitation à l’empathie, à la curiosité, à la tolérance et au pacifisme.
Source : Open Agenda
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