Blooming Yves Zurstrassen - Galerie Ceysson & Bénétière

Du au

De 11h00 à 18h00

Galerie Ceysson & Bénétière

42000 Saint-Étienne

Combinant collages, décollages, utilisation du pochoir et techniques contemporaines, les œuvres de Zurstrassen sont des compositions multicouches, minutieusement construites. Ses tableaux rappellent les rythmes improvisés et non structurés du free jazz : l’artiste belge peint comme on compose de la musique. L’art est un faire, c’est ce qui vient à l’esprit en entrant dans les ateliers d’Yves Zurstrassen, quand aussitôt la profusion des images incite à entrer dans le protocole invarié du travail de l’artiste pour en découvrir la singularité, la minutieuse orchestration des formes de papier préalablement découpées et déposées sur la toile, les recouvrements successifs de peinture et les décollages, pour parvenir à cette épiphanie de l’image révélée lorsque le tableau est terminé. Voilà près de 40 ans en effet qu’il installe dans ce « faire » les conditions de réapparition d’une image où se déforment, se transforment et se perpétuent les échanges qu’il entretient avec l’histoire de l’art, avec tous ces peintres longuement regardés et qui ont créé en lui cette trame mémorielle avec laquelle il peint et réinvente dans un « performatif » où ce sont les attitudes qui deviennent formes, dans un agir très vitaliste et quasi musical fait de ruptures, de répétitions, de déclinaisons d’un même thème.

Les toiles réunies dans cette exposition Blooming, récentes pour la plupart, apparaissent comme une proposition polytonale, à la fois visuelle et musicale. Une proposition expressive dans la répétition d’un même processus, faite de motifs ornementaux ou picturaux à la fois semblables et dissonants qu’il nous faut entendre comme des motifs musicaux quand on sait, en effet, que l’artiste peint comme on compose de la musique et avoue que le jazz l’accompagne en permanence. « Je suis comme un musicien, confie-t-il. Parfois je joue seul, parfois je joue avec d’autres peintres autour de moi. Dans ma mémoire, dans mes mains, il m’arrive de jouer en quartet ou plus : en formation de grand orchestre... » Alors, dans la mise en mouvement des formes et des couleurs, dans cette simplicité apparente et hautement contrapunctique, comment ne pas entendre le Blue note d’un morceau de jazz dans sa série des Indigo, un morceau de Miles Davis dans sa série des Enigma, un Free time général dans le solaire des Sunny day et des Summertime qui lui permet, en dehors de toute mesure musicale ou de signature rythmique, d’installer sur ses toiles quelque chose d’immatériel, d’intuitif et de fluide, comme une improvisation de jazz doucement réveillée par des éclats polyphoniques. Un Free time comme s’il s’agissait de peindre entouré de ses amis jazzmen Joëlle Léandre ou Evan Parker, dans le bonheur d’un temps libre, un temps libre partagé, une sorte de déjeuner sur l’herbe ultra contemporain quand tout bruisse de complicités heureuses, quand chacun a oublié son talent et sa virtuosité pour n’être que simplement là, ensemble, dans la joie d’un partage musical et esthétique, dans l’adéquation parfaite entre la peinture et la musique. On entend alors cette joie quand, regardant cet ensemble, s’efface tout ce qui relève de la technique employée, oubliés les pochoirs de papier journal vierge, oubliées les machines à découper performantes connectées à un ordinateur, oubliés le collage et le décollage des formes, la succession d’applications d’ajouts et de retraits, ces couches superposées de formes qui s’additionnent ou se soustraient, oubliés le jeu des arrière-plans et les marques d’un temps piégé dans la réalisation même de la toile, la rapidité du geste, ce futur antérieur d’un travail à l’envers, ne restent que cette joie et l’euphorie d’une sensualité dansante dans la polyphonie visuelle, la couleur musicale d’une surface où des blancs de grande brillance, des bleus profonds, des beiges qui ont gardé le souvenir de l’or et du rose et qui semblent s’être concentrés dans une harmonie de tons retenus comme pour ne pas s’abandonner à la délicieuse facilité de la couleur côtoient d’autres toiles où, au contraire, la couleur explose comme dans un été sans fin.

On voudrait commencer à peindre, composer ou écrire dans l’acte poétique d’un tout amené à soi alors que l’on rêve de convoquer les paradis de Klee et les intérieurs matissiens, les toiles de Shirley Jaffe ou de Rauschenberg, les accords de John Coltrane, de Miles Davis, d’Archie Shepp ou d’Ornette Coleman, le ricercare polyphonique de l’Offrande musicale de Bach, « les lèvres que l’air du vierge azur affame » de Mallarmé, « et l’Infini terrible effara ton œil bleu » de Rimbaud, le « nous n’habiterons pas toujours ces terres jaunes, notre délice » de Saint-John Perse, on voudrait entrer dans cette musique visuelle en soi, celle des pierres à mica et des ciels parcourus, ceux d’Andalousie et de Provence pour Yves Zurstrassen, oui, on ne peint jamais ni on n’écrit sur la tabula rasa, on est tous fait d’un parcours qui est notre véritable curriculum.

On voudrait, comme une note jouée dans sa perfection fait entendre le bruit que fait Dieu en marchant sur le sable, peindre empli de tout cet amené à soi, atteindre l’épanoui resplendissant d’une image réinventée, elle montrerait ce Blooming attendu, qui contiendrait alors, par son abstraction même, cette part de sacré « ce glissement vers le religieux dès lors que s’estompe le sujet » comme le souligne Bernard Ceysson. Les sept toiles peintes en 2024 pour La Halle des bouchers à Vienne en sont l’exemple parfait, avec leur tonalité minérale, leur sobriété chromatique, leur lumière de pierre cistercienne qui ouvre à la contemplation et à la méditation. Yves Zurstrassen revendique cette part de réinvention et de sacré. Chacun de ses vastes ateliers hésite entre l’usine et le cloître et c’est dans la solitude et le silence, même s’il est musical, qu’il compose ses toiles, que survient la revenance des affects et des signes nostalgiques perdus, des images oubliées ou enfouies, de ses propres souvenirs et des acquis de son expérience. C’est dans le silence de ce travail solitaire que réapparait entre la règle imposée et le risque aventureux, dans la surprise espérée, une image nouvelle, une image-objet. Chacune des toiles du peintre tente alors, dans son épanouissement, son Blooming, de dépasser ce qui s’est levé dans ce fonds propre pour s’imposer à nous par le regard et l’écoute, usant tour à tour de sa force austère ou de son éblouissement solaire, son phrasé en filigrane, sa musique silencieuse mais aussi, parfois, sur des aplats mutiques, de ses éclats et du rythme fulgurant de formes joyeuses et décoratives lorsque se produisent les jaillissements et les jubilations de la couleur. C’est donc au partage de cette joie et à cette éclosion de la peinture qu’il nous invite. Celle d’un free jazz de très grande liberté, qui, dans la dilution d’un même thème répété de toile en toile ou dans la linéarité du flux mélodique propre à chaque série, peut s’entendre même dans le silence des salles. En étant un peu attentifs, apparaîtront alors les échappées atonales, la gamme très blues des dissonances, les grilles d’accord ou tout au moins une sorte de musique étale, envahissante, comme celle que l’on entend dans les rêves éveillés, la musique que fait en soi le bonheur de vivre dans la douceur heureuse d’une fin d’été claire, colorée et très jazzy. 28 juin 2024, Bernard Collet

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